• Première Cartographie

    La matière de notre Univers est sans cesse observée, en vue d’en connaître les propriétés et les lois physiques. Mais des effets gravitationnels, prédits par les théories, ne coïncident pas avec les observations du ciel, ce qui a amené les astrophysiciens à l’hypothèse qu’une grande partie de la matière nous reste invisible. La matière baryonique "ordinaire" [1] ne représente qu’un sixième de la matière présente de l’Univers ; le reste, de composition encore inconnue, ne subit pas l’interaction électromagnétique et n’est donc pas visible, elle est ainsi appelée "matière noire". Sa présence ne peut être détectée que par ses effets gravitationnels, ce qui n’est pas aisé car la gravitation est la plus faible de toutes les forces fondamentales.

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    Fig.1 - Principe de la lentille gravitationnelle.
    Conformément aux prédictions de la Relativité Générale, la lumière est déviée par les objets massifs de l’Univers, qui agissent ainsi comme d’énormes lentilles. Une galaxie lointaine (encadré à droite) peut ainsi nous apparaître sous la forme d’un ou plusieurs arcs de cercle. Crédits : NASA.

    Pour la première fois, une équipe internationale de chercheurs du Caltech (CALifornia institute of TECHnology, Pasadena, USA), du Laboratoire d’Astrophysique de Marseille (France), et du Max-Planck-Institut für extraterrestrische Physik (Allemagne), entre autres, ont établi une carte de la répartition de la matière noire dans une portion de l’Univers proche. Pour cela, ils ont utilisé le télescope spatial Hubble pour observer une zone du ciel couvrant l’équivalent de neuf fois la Lune. Dans cette zone, se trouvent des objets plus ou moins lointains, étoiles, galaxies... et d’étranges arcs de cercles. La théorie de la Relativité Générale, mise au jour par Einstein en 1916, prédisait que la trajectoire de la lumière doit être déviée par la présence d’un objet massif, comme une galaxie, un trou noir, ou encore par la matière noire justement. A cause de cet effet pour le moins surprenant, la lumière d’une étoile ou d’une galaxie lointaine peut nous apparaître déformée, sous la forme de plusieurs arcs de cercle, comme à travers une lentille : on parle de lentille gravitationnelle (Fig.1). Ce phénomène avait déjà été observé depuis longtemps, et les astrophysiciens s’en sont servi ici pour déterminer comment la lumière qui parvient jusqu’à nous a été déviée, quelle trajectoire elle a suivie, et donc quelle quantité de matière se trouve entre la galaxie émettant cette lumière, et nous.

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    Fig.2 - Cartographie de la matière noire dans la portion d’Univers étudiée.
    En haut : trois tranches d’Univers, correspondant à trois époques différentes. En bas : la distribution actuelle supposée de la matière noire. Crédits : NASA.

    Grâce à l’observation d’un demi-million de galaxies dans cette tranche d’Univers, suffisamment de données ont été récoltées pour y établir une distribution des masses, et séparer les effets dûs à la matière ordinaire (dont la répartition a été déterminée grâce au télescope spatial XMM-Newton de l’ESA) de ceux liés à la présence de matière noire. Puisque la lumière a une vitesse finie, regarder loin dans l’Univers revient à regarder dans le passé ; quand on observe une étoile située à 7 millions d’année-lumière, on voit ce qu’elle était il y a sept millions d’années. Les chercheurs ont donc observé les galaxies lointaines et, grâce au Very Large Telescope et au télescope Magellan situés au Chili, mesuré leurs spectres, et leur décalage Doppler [2]. Ceux-ci leur ont permis de comprendre comment la matière noire évoluait dans le temps. Ensuite, ils en ont déduit la répartition de la matière noire en 3D dans cette portion de l’Univers (Fig.2). Sa distribution n’est pas du tout homogène, mais forme des agglomérats et des filaments. La place qu’occupe la matière noire coïncide très bien avec celle de la matière visible.

    De telles conclusions confortent les modèles cosmologiques actuels, selon lesquels l’Univers aurait évolué depuis une distribution de masses à peu près homogène issue du Big Bang, vers sa structure actuelle, où les galaxies forment des amas et superamas, eux-mêmes organisés en immenses filaments. La matière noire aurait joué un grand rôle dans cette agglomération, en attirant la matière ordinaire dans ses filets. La forme et la densité des superstructures actuelles dépendrait donc fortement de la présence et de la distribution de la matière noire.

    Mais la matière noire reste un mystère, car sa composition n’est toujours pas connue. Les scientifiques savent juste qu’elle est massive, et joue un grand rôle dans l’histoire de l’Univers. Espérons que maintenant que l’on sait où elle se trouve, il sera moins ardu d’en déterminer la composition, et de mieux connaître ses rapports exacts avec la matière ordinaire. L’enjeu est une meilleure compréhension de notre Univers et de son évolution, passée comme future.

    Brève proposée par P. HIREL